La France y réfléchit, l'Union européenne aussi : exploiter la géolocalisation de nos portables pour lutter contre le coronavirus. Concrètement, il s'agirait donc de pister la maladie afin de prendre - enfin - un temps d'avance sur elle. Jusqu'à pister la population elle-même ? Le risque est en effet d'ouvrir la porte à un flicage de la population, s'alarment les défenseurs des libertés individuelles.
Coronavirus : les données mobiles appelées en renfort
CARE : c'est le nom d'un nouveau comité d'experts mis en place le 24 mars par l'Elysée. "CARE" pour Comité analyse, recherche et expertise, mais aussi comme "soin" en anglais, et c'est précisément sa mission : étudier les "approches innovantes" permettant de lutter contre l'épidémie de coronavirus. Notamment "l'opportunité de la mise en place d'une stratégie numérique d'identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées", a indiqué la présidence de la République. Sans plus de précision à ce stade.
A Bruxelles, Thierry Breton a été encore plus direct. Le Commissaire européen au marché intérieur a demandé aux principaux opérateurs - Orange en France - de communiquer à l'Union européenne les "métadonnées" de leurs clients. Des informations anonymisées et agrégées dont l'exploitation, vise à "aider les autorités locales à 'dimensionner' correctement l’offre de soins en vérifiant 'si les consignes de confinement sont appliquées", explique au Monde le cabinet du commissaire.
Suivre la propagation du virus
Orange, encore lui, est aussi en lien avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) pour tenter de "modéliser la propagation de l'épidémie" et "ajuster les dispositions en fonction des comportements", expliquait il y a quelques jours son PDG Stéphane Richard dans un entretien au Figaro. "Il ne s’agit pas de traquer les gens individuellement. Il faut au moins savoir si les gens respectent les périmètres de confinement, ou s’ils se déplacent, sans pour autant savoir qui va où".
Une illustration de ce que l'on peut faire avec ces données nous vient des Etats-Unis. La société Unacast a mis en ligne un outil public permettant de visualiser comment la distanciation sociale a évolué à travers le pays depuis le début de l'épidémie. Et donc d'anticiper où le virus présente le plus de risque de se propager. Le tout grâce à la géolocalisation des déplacements d'utilisateurs d'applications du quotidien, dont cette entreprise collecte habituellement les données à des fins de marketing.
Une modélisation instructive pour lutter contre l'épidémie, mais qui en dit long, au passage, sur ce que nos smartphones peuvent révéler de nos comportements...
Méthodes musclées
Sous nos cieux, les éventuelles utilisations de ce type d'informations seront strictement contrôlées, font savoir les autorités. Alors que le règlement européen en la matière, le fameux RGPD, s'apprête à fêter ses deux ans d'existence. Pas question d'y déroger, affirme-t-on ainsi à l'échelon français ou européen. Où l'on écarte les systèmes de pistage musclés qui ont pu émerger dans certains pays aux règles plus "souples" en matière de données personnelles. Charles-Pierre Astolfi, secrétaire général du Conseil national du numérique, en donne un aperçu ici :
La France réfléchit à une « stratégie numérique d’identification des personnes ». Pour l’instant, on ne sait pas précisément ce que ça pourrait être, mais en attendant, un panorama de ce qui se fait à l’étranger ⤵️
— Charles-Pierre Astolfi (@charlespierre) March 25, 2020
Retracer les déplacements des individus infectés, ce qu'on appelle le "backtracking". Alerter celles et ceux avec qui ils ont été en contact. Voire surveiller directement - et sanctionner - les citoyens qui ne respecteraient pas les consignes officielles. En Chine, en Corée du Sud, à Taiwan et dans d'autres pays, cette surveillance très rapprochée a permis de freiner la propagation de l'épidémie. Au prix d'un contrôle accru des faits et gestes d'une population déjà passablement traquée en règle générale.
Pas de pistage individuel en France
Côté Français, si l'on se penche sur un possible recours à la géolocalisation pour enrayer la diffusion du coronavirus, l'exécutif écarte l'emploi des méthodes intrusives adoptées dans d'autres pays. La tentation est pourtant grande d'aller vers une surveillance individuelle du respect du confinement, en particulier pour les individus positifs. Et il est vrai qu'en évoquant une "stratégie d'identification numérique des personnes", la présentation initiale des réflexions avait de quoi poser question.
Interrogé à l'Assemblée nationale sur l'opportunité de suivre l'exemple sud-coréeen, le ministre de la Santé, Olivier Véran s'est néanmoins dit opposé à tout système de pistage des individus. Rejoint en cela par Eric Bothorel, député spécialiste des questions numériques au sein de la majorité.
"La Corée du sud ne se contente pas uniquement de tester les personnes. Elle a généralisé le tracking des données personnelles."
— eric bothorel ⌨️ (@ebothorel) March 24, 2020
Comme @olivierveran , je ne suis pas favorable à nous ruer sur la collecte de datas et au tracking de masse. #COVID19 #DirectAN #GDPR pic.twitter.com/37KQcLUcj5
Agir dans l'urgence ?
Reste que l'approche anonyme et globale sera forcément moins percutante, surtout en l'absence de campagne de dépistage massif. Et le temps est compté pour trouver une réponse à la foi efficace et respectueuse de la protection des données personnelles, sur laquelle la CNIL veille au grain.
Bonjour, plusieurs scénarios seraient envisageables, et les impacts sur les droits et libertés fondamentaux des personnes seraient fonction du type de traitement réalisé sur les données de localisation. Il conviendrait donc de privilégier le traitement de données anonymisées.
— CNIL (@CNIL) March 26, 2020
Du côté des associations de défenses des libertés individuelles, comme la Quadrature du Net, on craint que, malgré les assurances du gouvernement, l'urgence ne conduise à une surenchère sécuritaire, sous couvert de la loi renseignement consécutive aux attentats de 2015. Et l'on réclame "la transparence sur toutes les mesures de surveillance de la population mises en œuvre pour lutter contre la propagation du COVID-19". Autre inquiétude : qu'une fois ce précédent créé, il ne soit plus possible de revenir en arrière.
Interrogé par LCI hier, Eric Bothorel a tenu à réaffirmer la ligne : "Nous sommes un pays au sein de l'Europe qui a choisi de protéger les données personnelles de ses citoyens. Et il n'est pas question de reculer sur ce point. Ici, ce n'est pas le Far-West américain ou le Big Brother chinois". Une manière de répondre à la fois à ceux réclamant une surveillance accrue, et ceux craignant l'excès de contrôle. A suivre...