Reportage publié initialement en août 2011.
En tant qu'opérateur historique, Orange tire de la fibre optique et des lignes téléphoniques dans les rues et le long des routes. Ce que l'on sait moins, c'est qu'il tire aussi des câbles de télécommunication sous les océans pour relier les continents entre eux et densifier le réseau Internet.
Pour découvrir comment Orange Marine pose et répare les câbles sous-marins de fibre optique, Ariase s'est rendu sur le câblier René Descartes. L'occasion de passer une journée en mer au large de Brest pour découvrir "in situ" le travail passionnant des équipes à bord. Mais commençons d'abord notre voyage par un rapide cours d'histoire.
L'histoire des câbles sous-marins
La pose de câbles sous-marins n'est pas une activité récente. Le tout premier câble maritime a été tiré dans la Manche entre Calais (France) et Douvres (Angleterre) en 1851. Il faudra encore attendre une quinzaine d'années, en 1866, pour que le premier câble transatlantique relie l'Europe au continent américain. Côté pacifique, le premier câble télégraphique entre la côte ouest des USA et les Philippines sera inauguré en 1903.
De manière générale, l'histoire des câbles sous-marins se classe en trois périodes, chacune d'entre-elles étant caractérisée par un saut technologique majeur. La période initiale - de 1860 à 1950 - est liée à l'essor des liaisons télégraphiques reposant sur des câbles en cuivre. Après la fin de la seconde guerre mondiale, le télégraphe décline au profit du téléphone. Les liaisons sous-marines sont alors équipées de câbles téléphoniques coaxiaux. Le premier câble TAT (Trans-Atlantic Telephonic cable) est tiré en 1956 et durant les années qui suivent, chaque câble ne permettra de faire transiter que plusieurs milliers de communications simultanées.
En 1988, le premier câble sous-marin en fibre optique (TAT 8) relie la France, l'Angleterre puis les Etats-Unis. Il supporte une bande passante de 280 Mbits/s (x2) soit 40 000 communications téléphoniques simultanées. Dans les années 90 puis 2000, le développement rapide d'Internet et le volume croissant d'informations échangées contribuent à dynamiser le secteur. Des centaines de milliers de kilomètres de câbles sous marins sont posés au fond des mers pour interconnecter les pays du monde entier.
Les plus récents câbles mis en service supportent une bande passante supérieure à 5 Tbit/s (5000 Gbit/s) assurant des dizaines de millions de connexions simultanées ! La plupart des câbles océaniques qui transitent par la France sont situés en Bretagne et à Marseille :
- FLAG Atlantic (4.8Tbit/s) passe à Plérin dans les Côtes d'Armor pour rejoindre l'Angleterre puis les USA
- APOLLO (3.2 Tbit/s) part de Lannion (Côtes d'Armor) vers les Etats-Unis.
- SEA-ME-WE 3 (960 Gbit/s) transite à Penmarc'h (Finistère) pour aller en Chine et en Australie.
- MED CABLE (1.28 Tbit/s) part de Marseille pour rejoindre Alger et Oran (Algérie)
- I-ME-WE (3.84 Tbit/s) part de Marseille pour irriguer le Moyen Orient (Arabie Saoudite..) et l'Inde.
- CC5 (3.7 Tbit/s) assure le lien entre Ajaccio (Corse) et La Seyne-sur-mer (Var).
- SEACOM (1.28 Tbit/s) part de Marseille puis longe la Mer Rouge à destination de l'Afrique du Sud (via le Kenya, Mozambique, Ouganda..).
Orange Marine (anciennement France Télécom Marine)
Longtemps resté sous la coupe du ministère des postes et des télécommunications, France Télécom Marine est devenu une filiale à 100% du groupe Orange en 2000. La société est spécialisée dans l'étude des tracés, la pose, la maintenance et la réparation des câbles sous-marins dans le monde entier.
En 2010, Orange Marine a racheté Elettra, son homologue italien jusqu'à présent sous le contrôle de Telecom Italia. Grâce à cette acquisition, France Télécom Marine possède désormais une flotte de 6 navires câbliers basés en Europe, en Méditerranée et dans l'océan indien. En juillet 2013, France Télécom Marine a été officiellement rebaptisé Orange Marine.
- Le Chamarel anciennement basé au Cap en Afrique du Sud. Le navire a été détruit par un incendie en août 2012 .
- Le Léon Thévenin est basé à Brest pour couvrir l'Atlantique et l'Europe du Nord.
- Le Raymond Croze basé à la Seyne-sur-mer (Toulon) a la responsabilité de la zone Méditerranée, Mer Rouge et Mer Noire.
- Les navires Certamen et Teliri, opérant à partir de Catane en Sicile, épaulent le Raymond Croze.
- Le René Descartes est le navire-amiral : il intervient sur tous les océans du globe.
- Le Pierre de Fermat mis à l'eau en 2014 et basé à Brest.
Sur les quelques 800 000 kilomètres de câbles sous-marins actuellement en service, France Télécom Marine en a posé 150 000, soit une part de marché mondial d'environ 20%. Le reste du secteur est partagé avec par d'autres grands industriels tels que Alcatel Submarine Networks, Tyco (USA), Global Marine Systems (Grande-Bretagne) ou encore les japonais NTT World Engineering Marine Corporation et KDDI.
Le René Descartes est le principal navire Orange Marine. Construit en 2002, le bateau est un pur câblier, c'est à dire qu'il a été conçu et équipé pour la pose et la maintenance des câbles sous-marins. Pourquoi souligner ce point ? Tout simplement parce qu'il n'existe que 4 ou 5 véritables câbliers dans le monde. Les autres navires étant souvent refondus ou adaptés pour leurs missions.
Un vrai câblier
Long de 144 mètres, le René Descartes est un navire imposant qui se distingue par sa coque immaculée et son imposant logo France Télécom. Le navire compte une cinquantaine de marins et une équipe spécialisée d'une douzaine d'ingénieurs/techniciens.
Particularité du René Descartes : il dispose d'une double passerelle placée au centre du navire. La passerelle de proue (avant) est utilisée pour la navigation classique, tandis que la passerelle de poupe (arrière) sert uniquement aux manœuvres lorsque les équipes techniques travaillent sur le pont arrière à la pose des câbles.
Le René Descartes est puissamment motorisé par 4 moteurs diesels et par deux moteurs électriques qui entraînent 2 hélices principales. Le câblier peut ainsi filer à 16 noeuds tout en assurant une alimentation électrique conséquente pour l'ensemble des postes de travail du navire. A noter la présence d'un propulseur latéral de chaque côté de la coque pour maintenir la position du bateau lors des opérations de pose/maintenance des câbles.
Et de la puissance il en faut pour garantir le bon déroulement de la pose dans des conditions météorologiques sévères, surtout quand la charrue qui sillonne le fond marin exerce une traction de plusieurs dizaines de tonnes.
Outre les quartiers de vie, la passerelle et la salle des machines, le René Descartes se compose essentiellement de 3 zones de travail. La première se trouve à fond de cales où se situent les 3 grandes cuves de stockage des câbles sous-marins. Ces cuves permettent de "lover" pas moins de 4500 kilomètres de câbles pesant plus de 5000 tonnes.
4500 kilomètres de câbles
Chaque cuve fait une vingtaine de mètre de diamètre et une dizaine de hauteur. Mais le plus impressionnant n'est pas tant la longueur de câbles que la manière dont ils sont embarqués par l'équipage du René Descartes. Tout est fait à la main comme au 19ème siècle à l'époque du télégraphe !
"Nous sommes les champions du marathon à tourner en rond" nous explique Raynald Leconte, le PDG de France Télécom Marine. Jour après jour, 24h/24, les techniciens se relaient pour enrouler méticuleusement les câbles autour de l'axe central au coeur des cuves.
Juste au dessus se trouve le pont de travail. Cet espace, très large mais surtout très long, est ouvert vers le pont arrière du navire. Ce sont par des goulottes, protégées par des filets de sécurité, que remontent les câbles des cuves pour sortir vers le pont arrière et la mer.
Le hangar est essentiellement occupé par un grand circuit où les machines linéaires de traction tirent lentement les câbles. L'objectif de ce circuit est de contrôler la tension des câbles très lourds, et dont le poids est amplifié par la chute à 2000 ou 3000 mètres sous l'océan !
A bâbord et à tribord du hangar de travail, les équipes d'Orange Marine ont aménagé deux espaces de travail. Le premier est la zone de stockage des répéteurs qui sont rangés à la manière de torpilles dans un sous-marin. Le second est l'atelier de soudure où sont réparées les fibres optiques des câbles abimés et repêchés lors des opérations de maintenance.
La troisième zone principale du René Descartes est le pont arrière. C'est ici que les équipes techniques guident les câbles vers les deux daviers au moment de la mise à l'eau. C'est également sur le pont arrière que l'on découvre les impressionnantes grues et les treuils qui permettent de soulever la charrue d'ensouillage et le robot sous-marin.
La pose d'un câble sous-marin est une opération complexe qui est préparée très en amont. Outre les montages financiers et les partenariats entre opérateurs de télécommunication, la première étape consiste à étudier le tracé. Une opération de reconnaissance des fonds (survey) consiste à :
- faire des relevés GPS pour positionner le câble et les répéteurs
- cartographier les fonds et les reliefs sous-marins
- déterminer les profondeurs d'immersion à l'aide de relevés bathymétriques
- faire des relevés géologiques pour analyser la nature des sédiments (carottage..)
Une fois que le "survey" est achevé, Orange Marine fait appareiller le René Descartes, direction Calais, pour récupérer les milliers de kilomètres de câbles fraîchement sortis de l'usine Alcatel-Lucent Submarine Networks. Une fois que les câbles et les répéteurs ont été embarqués, le René Descartes se rend sur zone.
La pose d'un câble sous-marin
Dans le cas d'un départ de plage, le câblier reste à quelques miles de la côte. Une embarcation secondaire tire alors le câble du bateau vers la station terminale située à terre. En zone côtière, le René Descartes tire systématiquement des câbles à double armure.
Beaucoup plus épais, plus solides et plus lourds, ces câbles sont renforcés pour éviter les accidents tels que la coupure d'un câble par une ancre ou par l'arrachage par un chalut de pêche par exemple. En haute-mer, le René Descartes déploie des câbles de grands fonds plus légers (17 mm).
Des répéteurs sont également disposer tous les 50 à 100 kilomètres pour amplifier les signaux. Un répéteur ressemble à une ogive d'1 mètre de long pour 30 centimètres de diamètre et coûte 1 million $. Un câble transatlantique tel que le FLAG Atlantic (FA-1) a ainsi besoin de 70 répéteurs pour que le signal partant de Plérin (Côtes d'Armor) parvienne jusqu'à Island Park (New York).
Grâce à la polyvalence du René Descartes, Orange peut poser des câbles sous-marins selon deux procédés complémentaires. La première méthode est la plus classique : le câble est déroulé sur le fond des océans. Selon la topographie sous-marine, il sera éventuellement "ancré" sur certains points du tracé. En configuration classique, le René Descartes pose entre 80 et 120 kilomètres de câbles par jour.
La seconde méthode nécessite des savoir-faire très spécifiques, aussi bien pour les compétences que pour les équipements utilisés. Lorsque l'étude de reconnaissance du tracé a révélé des zones sensibles, le René Descartes fait appel à sa charrue d'ensouillage pour creuser une tranchée sous-marine qui protégera le câble.
Baptisée Elodie, la demoiselle est tout habillée de jaune et pèse tout juste 35 tonnes. Très impressionnante, la charrue dispose d'un soc - inclinable via de puissants vérins hydrauliques - capable de creuser un sillon de 3 mètres de profondeur pour enterrer le câble sous les sédiments.
Depuis le pont arrière, les équipes de France Télécom Marine installent le câble de manière à ce qu'il traverse la charrue d'avant en arrière. Le treuil géant soulève la charrue et la descend délicatement au fond de la mer. Dès lors, la charrue est tractée par le navire à faible vitesse, de l'ordre de 700 mètres par heure (soit 17 kilomètres par jour).
La charrue creuse la tranchée puis dépose le câble. Le sillon se remblaie naturellement très vite. Les opérations sont suivies par l'équipe de contrôle qui surveille l'ensouillage sur un mur d'écrans. La caméra fixée sur la charrue permet de vérifier le bon déroulement de la pose, tandis que des dizaines d'indicateurs mesurent en temps réel la distance, la position et la tension du câble. Toutes les informations transitent via le cordon ombilical qui relie en permanence la charrue au navire.
Quand le René Descartes intervient dans le cadre d'un contrat de manutention, sa mission consiste à réparer ou remplacer une portion de câble. Capable d'appareiller en moins de 24 heures après le lancement d'une alerte, le René Descartes met le cap sur la position théorique du câble.
On parle bien de "théorie" car les câbles ont la "fâcheuse manie de ne pas toujours être là où ils devraient être" s'amuse Loïc Autret, le chef de mission du René Descartes.
La réparation d'un câble sous-marin
Ancres dérivantes, corrosion, abrasion, pression de l'eau voire même sabotage.... les câbles sous-marins sont malmenés au cours de leur vie. Les réparations sont donc assez régulières. en moyenne, le René Descartes intervient une fois par mois pour une mission de 6 à 12 jours.
Entre les courants, les tremblements de terre, les avalanches sous marines... les câbles dérivent parfois de plusieurs kilomètres. Pour trouver les câbles, Orange Marine quadrille la zone de récupération à l'aide d'un robot sous-marin ou tout simplement en draguant le fond à l'aide d'un grappin !
Baptisé Hector VI, le robot sous-marin (ROV - Remotely Operated Vehicle) d'Orange Marine pèse 9 tonnes et supporte une immersion de 2000 mètres. Il est équipé de chenilles et de propulseurs, ainsi que de bras articulés et d'une caméra téléguidés depuis une salle de contrôle sur la passerelle du René Descartes. Depuis une grue sur le pont arrière, Hector est mis à l'eau pour récupérer le câble.
Une fois que l'équipage a repéré la section endommagée, le René Descartes contacte les stations terminales pour désactiver les flux de données et l'alimentation électrique du câble. Dès que l'autorisation est donnée, les techniciens saisissent le câble à l'aide d'un joystick et le sectionnent. La première partie est remontée et fixée sur une balise à proximité immédiate du navire. Le robot replonge pour aller chercher la seconde moitié du câble.
Remonté à bord, le câble est tiré dans le pont de travail pour rejoindre l'atelier de soudure. Il est nettoyé, ausculté puis les techniciens procèdent à la minutieuse soudure des fibres optiques endommagées. Ils utilisent notamment une soudeuse électronique sensiblement identique à celles que les opérateurs emploient pour raccorder les foyers à la fibre optique (FTTH) dans les grandes agglomérations en France.
Lorsque la soudure est achevée, les techniciens préparent un joint en résine qui protégera la boite dans laquelle les fibres soudées ont été lovées. Ces joints peuvent être de type "câble-câble" (Joint Universel - UJ) ou encore "câble-répéteur" (Couplage Universel - UC).
Le joint est examiné sous toutes les coutures avant que le câble soit remis à l'eau. Il passe dans un appareil à rayons-x pour être radiographié. L'objectif est de vérifier l'étanchéité du joint. Si des bulles d'air sont présentes, la pression de l'eau risque en effet de faire éclater la réparation.
Des tests sont également menés avec les stations terrestres et les centres de supervision pour vérifier que les données transitent parfaitement d'un point à l'autre du câble transocéanique.
Réparé et vérifié, le câble est déclaré bon pour le service. L'équipage du René Descartes procède alors à sa "repose" en suivant une procédure sensiblement identique à celle de la mise à l'eau initiale. L'une des différences réside dans le fait que la section de câble réparé sera plus longue (Orange Marine laisse du mou) que la portion originale.
En ce mois d'août 2011, le René Descartes a quitté Brest pour Calais où il embarque des milliers de kilomètres de câbles et des dizaines de répéteurs Alcatel. Sa prochaine mission sera de tirer le câble ACE (African Coast to Europe) qui reliera la France (Penmarc'h en Bretagne) à l'Afrique du Sud en passant par 23 pays d'Afrique de l'Ouest. Le René Descartes sera notamment en charge du tronçon n° 3 entre Abidjan (Côte d'ivoire) et Sao Tomé.
L'équipe Ariase tient à remercier l'équipage du René Descartes, et tout particulièrement le commandant Carpentier, Raynald Leconte, Jean-Luc Vuillemin et Loïc Autret, qui nous ont guidés dans les méandres du câblier en partageant la passion de leur métier.